Sophios, qui portait une barbiche au menton, s’aperçut un jour que certains de ses élèves avaient adopté ce modèle. Comme il voulait être pour nous un guide et non pas un gourou, il arriva le matin suivant avec le menton rasé. Devant notre étonnement, il nous raconta la fable suivante :
« Il y eut autrefois un grand sage qu’on venait voir de très loin pour son enseignement. Il apprenait à tous à bannir de leur coeur la superstition et à s’engager sur un chemin de vérités simples et de clarté.
Or, un jour qu’il faisait sa traditionnelle promenade à cheval, une branche vint fouetter son visage et balafra cruellement son front. Il ne s’en soucia guère, mais quelque temps plus tard, il eut la surprise de voir à ses conférences des jeunes gens qui s’étaient entaillé le front en son honneur.
Cette balafre devint même rapidement l’objet d’une mode, et l’on ne compta plus dans le royaume les étudiants balafrés. Pris d’une grande tristesse, le sage cessa alors ses enseignements, afin de se consacrer à l’étude solitaire.
Mais il apprit bien vite de son secrétaire que les disciples balafrés parcouraient le pays pour dispenser à leur façon ses leçons de vie. Des écoles s’étaient même ouvertes dans les grandes villes, où il était révéré à l’égal d’un dieu.
Il eut la tentation de réapparaître au grand jour pour confondre ses faux disciples, puis balaya cette idée d’un geste. Il retourna en méditation solitaire, espérant qu’un jour son nom tomberait dans l’oubli ».
Le conteur philosophe. Michel Piquemal. Albin Michel. Page 115.